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La révolte des policiers
Haie d'honneur pour Eric Arella qui vient d'être limogé.
L’institution policière est en émoi depuis le limogeage contesté du patron de la P.J Eric Arella, pour la zone sud de la France, un homme estimé parmi ses effectifs et dans le monde de la magistrature en général après quarante ans de service…
Un choc pour l’ensemble de la police judiciaire, les syndicats dénoncent une sanction injuste, au lendemain d’une manifestation silencieuse à Marseille où 200 policiers ont accueilli dans un silence absolu, Frédéric Veaux, directeur général de la police judiciaire (DGPN).
Depuis, des manifestations et dépôts d’armes s’enchaînent partout en France, et la révolte qui gronde va bien au-delà de l’éviction du patron de la PJ. Ce serait plutôt la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Explications :
1) Rappel : les missions de la police judiciaire
La police judiciaire est, tout à la fois, les yeux et le bras armé de la Justice. Sur le terrain, ce sont des enquêteurs chargés de rechercher, d’identifier et de rassembler les éléments à charge et à décharge contre les auteurs d’infractions de toutes natures (financière, criminelle, banditisme, trafic de stupéfiants…) et qui sont spécialisés, par le temps long de leurs enquêtes, sur les infractions les plus complexes en collaboration avec les magistrats instructeurs. Un binôme essentiel au bon déroulement des enquêtes criminelles…
En France, hors Paris, les effectifs de la PJ ce sont 5600 personnels dont 3800 enquêteurs environ.
2) Le projet de loi de réorganisation de la police nationale qui a mis le feu aux poudres
Ce projet porté par le ministre de l’Intérieur, a pour vocation de réformer la police nationale dans son ensemble et pas seulement la police judiciaire : en effet, le ministre Darmanin juge inadmissible que le citoyen qui arrive à déposer une plainte (ce qui ne va pas de soi), n’ait plus de nouvelles de l’instruction de son affaire par la suite… Il explique ce problème par le manque d’encadrement des services d’investigation chargés du suivi des plaintes déposées.
La solution avancée par le ministre consisterait à faire bénéficier les services de sécurité publique de l’expertise de la PJ (services spécialisés d’investigation) qui, de facto, traiteraient le tout venant des plaintes. Pour ce faire, il est envisagé de placer sous l’autorité d’un directeur départemental qui pourra à loisir les diligenter, les enquêteurs de la PJ et prendre sur leur temps d’enquête habituel. Une dilution de leurs activités qui se fera au détriment de la gestion des enquêtes criminelles.
Si les policiers admettent la pertinence du constat fait par le ministre sur les difficultés des citoyens à déposer plainte, le temps excessivement long de leur traitement ou les classements sans suite trop nombreux… Ils récusent, en revanche, la réponse envisagée par ce dernier qui impacterait dangereusement les autres missions de la PJ dont l’enjeu est la protection de la France contre la criminalité organisée.
3) Même son de cloche du côté des magistrats
Les magistrats instructeurs, par l’intermédiaire de leur syndicat[1], confirment le rôle essentiel des « pejistes » (fonctionnaires de police qui exercent en PJ), qui sont leur bras armé, leurs yeux et leurs oreilles sur les investigations complexes en matière de criminalité organisée, de démantèlement des différents réseaux : trafiquants de stupéfiants, d’êtres humains, et toutes les infractions économiques et financières qui sont d’une complexité redoutable, où aujourd’hui, seul l’OPJ en zone urbaine est en capacité de répondre à leurs directives en matière d’enquête.
En conséquence de quoi, cette fusion de la PJ dans des directions départementales de la police nationale, du point de vue des magistrats, va sonner le glas de la police judiciaire et de l’investigation spécialisée.
Policiers et magistrats sont unanimes à penser qu’il ne faut pas sacrifier quelque chose qui fonctionne, c’est suffisamment rare pour le signaler, pour répondre à quelque chose qui ne fonctionne pas.
Par ailleurs, les enquêteurs et la filière judiciaire en général, avec leurs partenaires de l’AFMI (magistrats) et la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPG) déplorent de n’avoir été informés à aucun moment du contenu de cette réforme…
Dans un communiqué publié le 7 octobre, les procureurs généraux s’inquiètent que « l’annonce de ce départ (celui de Eric Arella) puisse compromettre la sérénité devant présider aux échanges relatifs à une réforme de grande ampleur, porteuse de lourds enjeux institutionnels ».
Mais avant cela, lors d’une conférence de presse tenue à l’issue de son assemblée générale extraordinaire, le 16 septembre 2022, la CNPG avait déjà exprimé ses réticences à l’égard du projet visant à regrouper sous l’autorité d’un seul directeur départemental de la police nationale, dépendant directement du préfet, l’ensemble des services de police à l’échelle du département. Elle avait rappelé à cette occasion l’importance du « respect de la séparation des pouvoirs entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative ».
Les instances syndicales (policiers et magistrats) ont transmis de nombreux rapports au directeur général, Frédéric Veaux, concernant les risques psycho sociaux quand le personnel a le sentiment d’une incohérence de projet et la perspective de voir piétinés tous les efforts d’organisation faits ces dernières années. Des rapports restés sans réponse.
Le 9 octobre 2022, par une longue lettre écrite dans la précipitation, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin a essayé d’expliquer à l’intention des officiers de Police Judiciaire :
- « * que cette réforme consistera à décloisonner les services de police au niveau national et au sein de chaque département ;
- * que la filière PJ sera renforcée de près de 23 000 personnels contre 5600 agents aujourd’hui ;
- * que la cartographie de la direction centrale de la PJ ne sera pas modifiée… »
Un courrier qui n’a pas rassuré les personnels concernés et encore moins les magistrats qui ont l’habitude de juger sur pièces. Ces derniers constatent que depuis quelques mois, il y a, dans huit départements métropolitains, des expérimentations menées sur ce que pourrait être la police de demain dans le cadre d’une départementalisation comme cela se passe dans l’organisation de la police de l’outre-mer, dans les Antilles françaises. Et les retours d’expérience sont plutôt mauvais. Alors, imaginer que demain, on va diluer 4000 enquêteurs de la PJ dans un ensemble de policiers qui en compte 25 000, il est bien évident que le rapport de force ne sera pas équivalent. Ces enquêteurs vont devoir traiter la petite délinquance du quotidien, et les affaires criminelles quand on leur en laissera le temps.
Enfin, selon eux, l’échelon départemental est totalement inadapté au traitement du crime organisé qui ignore les limites départementales, les frontières régionales, nationales et européennes. C’était d’ailleurs le sens des précédentes réformes de la police.
En 2003, la police a été réformée pour se régionaliser. En 2021, donc tout récemment, des zones de police ont été constituées, c’est-à-dire des ensembles de régions administratives comme la zone sud (Occitanie, PACA, Corse) que dirigeait Eric Arella.
Le zonage a permis de mener des actions efficaces pour projeter rapidement, dans des actions ciblées, des forces de police pleinement compétentes en matière de criminalité organisée.
De là à imaginer que cette énième réforme permettrait au pouvoir de rogner la marge de manœuvre et l’indépendance de la PJ, il n’y a qu’un pas…
Car, la PJ a une autonomie d’actions qui lui évite de s’embourber dans la lourdeur bureaucratique. Elle a aussi une culture, celle de travailler en équipe, en groupe, de ne pas avoir d’horaires… Il faut souligner ce dernier point qui concerne le gros investissement professionnel et personnel de l’ensemble des « péjistes » aujourd’hui dans toute la France. Ils ne comptent pas leurs heures et c’est effectivement un gage d’efficacité dans la recherche des informations judiciaires, celle de la manifestation de la vérité, sur le long terme. Dans certaines affaires, il n’est pas rare que certains OPJ (officier de police judiciaire) traitent un dossier de grande ampleur pendant six mois voire un an avec un rayonnement national voire international…
L’action de la PJ, par conséquent, ne s’inscrit pas dans une vision à court terme dans laquelle il faudrait remplir un tableau d’objectifs hebdomadaires, contrairement à ce que prévoit la réforme qui sous-tend de rationaliser (mais à quel prix), de traduire l’activité en termes de résultats journaliers.
Les personnels qui travaillent à l’échelle d’une semaine ou d’un mois, qui sont pour les « péjistes » leurs partenaires de la sécurité publique et de l’investigation, n’ont pas l’impression de faire un travail moins valorisant ou moins valorisé. De fait, la polyvalence défendue par le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, devient un contresens.
Un contresens illustré lors d’un interview de Monsieur Veaux donnée sur Europe 1 en septembre dernier au cours de laquelle il a expliqué au journaliste interloqué, qu’aux Antilles, un OPJ de la police aux frontières, spécialisé dans les trafics internationaux de migrants ou de trafics en tous genres, pouvait diriger une enquête criminelle… Ce qui est impossible eu égard à la technicité requise dans l’enquête criminelle. Ce sont deux domaines complètement différents, un peu comme si vous demandiez à un électricien d’effectuer le travail d’un carreleur : tous les deux travaillent dans le bâtiment mais ne sont pas interchangeables pour autant…
Cette réforme semble bien avoir pour but, sous couvert de rationalisation et d’économie, d’abolir les spécificités des différents secteurs de la police nationale qui sont complémentaires entre sécurité publique et police judiciaire, mais pas interchangeables. Un policier qui est appelé sur un accident de la route ou un problème de cambriolage, de rodéos urbains, n’a pas les mêmes compétences pour faire des filatures de trafiquants ou de travailler en infiltration
Il semble aussi que les forces de police n’aient toujours pas digéré d’avoir dû faire tout et n’importe quoi ces deux dernières années durant la crise sanitaire : le contrôler des passes sanitaires et des masques, ce n’est pas le rôle de la police qui a le sentiment que l’on est en train de détruire l’institution jour après jour…
L’une des craintes principales des « péjistes », que nous partageons, c’est celle d’interventions inopinées du préfet ou du directeur départemental pour focaliser les enquêteurs ailleurs que sur des relations ou amis, ou alors, en freinant les enquêtes, en classant les dossiers…
En résumé, les conséquences de cette réforme du point de vue de l’investigation et de la police judiciaire sont suffisamment graves en ce sens qu’elles éloignent les yeux, les bras de la justice, des trafiquants et des criminels qu’il serait dès lors impossible de neutraliser…
« Réagissons avant. Ne détruisons pas ce qui fonctionne et ne nous mettons pas en situation dans dix ans de devoir mettre quinze ans à reconstruire une filière qui fonctionne bien. » (Syndicat des policiers)[1].
L’exemple de la Belgique qui a subi une réforme similaire il y a dix ans de cela, est éclairante. A ce sujet, le journal Le Monde titrait : La Belgique redoute de devenir un « narco-Etat »[2]. Son ministre de la Justice a échappé de justesse à une tentative d’enlèvement… Il vit depuis sous protection policière après avoir passé une semaine dans un endroit gardé secret.[3]
Même point de vue du côté des magistrats :
« Le sentiment d’aller vers une bruxellisation de la situation, le sentiment que l’on va dans le mur que ce soit les magistrats dits pénalistes, les juges d’instruction, les procureurs de la République, les procureurs généraux au niveau de la Cour d’appel et même le procureur près la Cour de cassation, François Molins. Mais également et c’était inattendu, les 70 000 avocats membres de la Conférence nationale du barreau, qui ont pris position contre cette réforme potentiellement dangereuse pour les libertés individuelles. »
…/… « Ce que l’on constate malheureusement, et on le déplore au quotidien, c’est que les « petites affaires » ne sont pas suffisamment traitées dans les commissariats de police car ils sont englués dans des centaines de procédures. »
D’autres personnels et magistrats disent, anonymement, voir dans cette réforme se dessiner la mise sous tutelle et l’ubérisation de la police nationale, et l’architecture de la future police européenne. Une européisation de la Justice.
Pour conclure, laissons la parole au représentant des magistrats :
« L’un des grands principes de la magistrature, c’est l’indépendance. Et le pendant de cette indépendance, c’est le choix, par les magistrats, des services d’enquêtes et de la direction des enquêteurs et des « péjistes ». Notre rôle est d’instruire, d’enquêter à charge et à décharge, et pour mener ces investigations, il est indispensable d’avoir des policiers hyper compétents, très spécialisés, pour éclairer les décisions que nous devrons prendre. »
A la lumière de ces témoignages convergents, force est de conclure en disant que l’institution judiciaire, dans le cadre de cette réforme, est en grand danger, et qu’il en va de notre sécurité à tous mais surtout de celle de la France dont la déconstruction se poursuit insidieusement. Inexorablement ?
[1] Association Nationale de la Police Judiciaire
[2] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/09/20/la-belgique-redoute-de-devenir-un-narco-etat_6142332_3210.html
[3] https://www.radioclassique.fr/international/belgique-apres-le-kidnapping-rate-du-ministre-de-la-justice-les-reseaux-de-drogue-mis-en-cause/#:~:text=Cela%20fait%20deux%20semaines%20exactement,dans%20un%20endroit%20gard%C3%A9%20secret.
[1] Association française des magistrats instructeurs (AFMI).
Tags : Police, réforme, avocats, magistrats, tous concernés
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Commentaires
Bonjour,
Nous sommes nombreux à partager ce sentiment...
Bien sûr, nous tiendrons informés les lecteurs de ce blog des développements de cette affaire.
Merci de l'intérêt que vous portez à nos écrits.
Cordialement.
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Bonjour ,
,A la lecture de cet article ,je suis outré de l'attitude d'un pantin du gouvernement qui vire quelqu'un juste parce qu'il n'est pas d'accord avec une décision que je qualifie d ,absurde .
Merci de me tenir informé de la suite donné à cette décision si possible
Vous remerciant par avance .
Dominique GENTREAU résident en Vendée 85